Dimanche Ouest France
L’interview de la semaine. Réseaux sociaux, pornographie… La sénatrice centriste de la Vendée Annick Billon s’est penchée sur plusieurs dossiers liés au numérique et appelle à un changement de regard.
Sénatrice depuis 2014, vous vous êtes impliquée dans plusieurs dossiers liés au numérique ces dernières années. Pourquoi ?
En quittant la présidence de la délégation aux droits des femmes, je me suis davantage penchée sur les questions de Défense nationale, pour mieux comprendre nos armées dans le contexte géopolitique de la guerre en Ukraine.
Lorsqu’on commence à réfléchir à ces différents conflits, le numérique s’impose très vite, puisque c’est par ce canal que ces conflits peuvent être importés en France et nous concerner directement.
J’ai donc pris part à la commission d’enquête sur TikTok. Elle établit que la Chine, via TikTok, utilise des algorithmes dont nous avons encore difficilement la clé, qui abrutissent nos générations et recueillent beaucoup d’informations.
Pour agir sur TikTok, il faut le faire à l’échelle européenne et internationale. La France peut l’impulser, et le rapport de la commission permet un état des lieux pour avancer sur ces sujets. En outre, le danger n’est pas limité à TikTok. C’est valable pour X, l’ancien Twitter d’Elon Musk, et Meta, la galaxie de Facebook.
Parmi ses propositions, la commission va jusqu’à proposer la suspension en France de TikTok, utilisée par 15 millions de Français, si l’application ne se conforme pas à la loi.
Il y a des conséquences pour notre sécurité, avec de potentielles attaques sur nos valeurs démocratiques. Le risque majeur c’est que ces plateformes soient utilisées pour nous déstabiliser. La guerre en Ukraine montre que la guerre se mène aussi sur le terrain de la communication. C’est la même chose entre Israël et le Hamas.
Mais il y a aussi des conséquences sur la santé, du fait du caractère addictif des algorithmes. On constate une augmentation des troubles autistiques liés à une utilisation, très jeune, de ces vidéos à la chaîne.
En ligne, c’est aussi à l’industrie pornographique que vous vous êtes attaquée.
Jusqu’au rapport « Porno : l’enfer du décor » de la délégation pour les droits des femmes, en 2022, jamais le parlement ne s’était intéressé au sujet. Et l’industrie de la pornographie se développait en dehors de tout cadre : viol, racisme, actes de torture…
Dans le prolongement, j’ai déposé une proposition de résolution au Sénat appelant à faire de la lutte contre les violences pornographiques une priorité. La résolution a été signée par plus de 250 cosignataires, un record sous la Ve République.
Nous avons aussi porté nos propositions auprès du gouvernement pour protéger les mineurs, protéger les victimes. Le ministre de la Transition numérique Jean-Noël Barrot s’en est saisie. Un projet de loi numérique est en discussion avec la volonté d’y mettre des dispositifs pour interdire l’accès des mineurs aux sites pornographiques.
Quel est le bon dispositif pour empêcher l’accès aux mineurs ?
C’est compliqué. L’Angleterre a essayé de limiter l’accès en obligeant d’avoir recours à une carte bancaire, mais ça n’a pas marché. J’ai proposé l’« écran noir », qui est un système de double identification avant d’accéder aux images. Une autre possibilité c’est d’obliger les revendeurs de smartphone, depuis lesquels sont accessibles ces contenus, à bloquer l’accès à ces sites avant de remettre l’appareil à un mineur.
Mais je me pose une question. L’accès des mineurs à ces sites est d’ores et déjà interdit par la loi. C’est rendre cette interdiction opérationnelle qui est difficile. Or, il ne faudrait pas inverser la situation : c’est aux plateformes de se mettre en règle, pas forcément à l’État de leur donner la solution. Il devra en revanche condamner les sites qui ne respectent pas la loi.
Comment avez-vous travaillé sur ce sujet, tabou ?
Les lignes bougent difficilement sur ces sujets de société. Il y a 19 millions d’utilisateurs d’images pornographies en France. 1 enfant sur 3 de moins de 12 ans, et 2 enfants sur 3 de moins de 15 ans consultent de la pornographie.
Il y a beaucoup de consommateurs et de lobbys qui militent pour l’industrie de la pornographie. On verra comment aboutit le projet de loi numérique que porte Jean-Noël Barrot, mais clairement, on manque de moyens et de volonté politique.
Je sais néanmoins que ces sujets de sociétés peuvent aussi, parfois, bouger soudainement. Lorsque m’a proposition de loi sur le seuil d’âge de non-consentement a été prête en 2020, les parlementaires n’étaient pas prêt à voter ce texte, certains considérant qu’un enfant pouvait consentir à une relation sexuelle avec un adulte. Et puis, en 2021, Camille Kouchner publie La Familia Grande. Après ce livre, ça devient impensable de ne pas voter la loi.
Pour le porno, il y a deux affaires en cours d’instruction, qui pourraient avoir cet effet : « Jacquie et Michel » et « French Bukkake ». Lorsqu’il y aura des condamnations dans ces affaires, et qu’on verra la réalité subie par leurs victimes, le regard de la société va changer vis-à-vis de l’industrie du porno.
Comment trouver l’équilibre entre la sécurisation d’Internet et la protection de cet espace de liberté ?
Il faut condamner tout ce qui contrevient à la loi, d’une part. Et d’autre part, il faut mettre l’accent sur l’éducation au numérique. L’intelligence artificielle se profile et bientôt on ne pourra plus faire la différence entre une image réelle et une image générée par ordinateur. C’est l’éducation au numérique qui va permettre de mieux appréhender cet espace : l’utiliser à bon escient, éviter les addictions, interroger une information… Nous avons tous besoin d’être éduqués au numérique, nos démocraties en dépendent.
Recueilli par Thomas SAVAGE.