Huffington Post
Le 12 novembre dernier, le Conseil d’Etat a transmis au Conseil Constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par plusieurs associations qui militent pour la reconnaissance du « travail du sexe ». L’objectif de ces lobbyistes est clair : faire censurer le volet répressif de la loi du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », qu’ils avaient déjà combattue avec virulence avant son adoption.
La décision du Conseil d’État révèle la duplicité de la démarche de ces militants, qui prétendent agir au nom du droit à la santé et à la sécurité des personnes prostituées. En effet, les rapporteurs concluent que certaines dispositions de la loi du 13 avril 2016 pourraient porter atteinte au « droit au respect de la vie privée » et à la « liberté d’entreprendre ». Mais ce droit et cette liberté sont respectivement ceux du client et du proxénète, pas ceux des personnes en situation de prostitution.
Aujourd’hui, 80 à 90% d’entres elles sont d’origine étrangère, victimes de la traite organisée par des réseaux criminels transnationaux. Le choix assumé de vendre des services sexuels, au nom du droit à disposer de son corps, n’existe pas – ou très marginalement. La prostitution « heureuse » est une fiction. Elle n’enrichit pas celles et ceux qui l’exercent, mais les proxénètes qui se livrent au trafic d’êtres humains. Il paraît improbable que la loi du 13 avril 2016 porte atteinte à une « liberté d’entreprendre » qui relève du crime organisé. De la même manière, elle pourrait difficilement bafouer le droit au « respect de la vie privée » des personnes prostituées, puisque leur activité même les en dépossède. L’expression populaire « fille publique » trouve ici tout son sens : la société qui tolère l’achat d’actes sexuels accepte l’idée que le corps des femmes soit mis à la disposition des hommes et devienne un bien public.
Le Conseil Constitutionnel doit aujourd’hui trancher « une question présentant un caractère sérieux », comme l’indique le Conseil d’Etat. Cette question pose en réalité trois problèmes majeurs.
Premièrement, la consécration de la loi des plus forts aux dépens de la protection des plus faibles.
La loi du 13 avril 2016 est fondée sur une conviction simple : acheter une prestation sexuelle, c’est abuser d’un individu vulnérable et être complice d’un individu criminel. Affirmer que la pénalisation des clients contrevient au principe constitutionnel de « liberté d’entreprendre » reviendrait donc à reconnaître la traite des êtres humains comme une activité commerciale parmi d’autres. Et, par conséquent, à faire de la loi fondamentale un outil au service des dominants, plutôt que l’instrument de l’émancipation des dominés. Les valeurs qui fondent la Constitution ont-elles vocation à se confondre avec les intérêts particuliers de ceux qui achètent la liberté d’exploiter les plus fragiles ?
Par ailleurs, donner une valeur constitutionnelle au droit d’acheter des services sexuels annihilerait notre engagement commun contre les violences sexuelles. Ces violences sont consubstantielles à l’activité prostitutionnelle et la transaction financière ne peut jamais se substituer au consentement.
Deuxième problème : la remise en cause de plusieurs principes fondamentaux de notre droit, mais aussi des engagements internationaux de la France.
La loi garantit les principes de dignité de la personne et d’intégrité du corps humain, auxquels les Sages ont d’ailleurs reconnu une valeur constitutionnelle (article 16 du Code civil). La liberté d’entreprendre, déjà strictement encadrée puisque tous les commerces ne sont pas licites, trouve bien une limite avec la pénalisation de l’achat d’organes ou de produits du corps (articles 511 et sq. du Code pénal). Le droit prévoit aussi des dérogations à la liberté de disposer de son corps, en reconnaissant le primat de la notion de dignité de la personne humaine sur le seul consentement de l’individu (arrêt du Conseil d’Etat du 27 octobre 1995 sur le « lancer de nains »). La dignité et l’intégrité humaines constituent donc bien des limites qui rendent impossibles certaines activités commerciales ou relations contractuelles.
C’est la défense de ces principes qui a conduit la France à ratifier, en 1960, la Convention des Nations-Unies du 2 décembre 1949, qui stipule que « la prostitution est incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Cet engagement a été conforté par la loi du 13 avril 2016. Son abrogation porterait un coup fatal à la position abolitionniste que la France défend depuis plus d’un demi-siècle.
Enfin, troisième difficulté : les dangers d’une possible constitutionnalisation de la marchandisation du corps.
La censure de la loi du 13 avril 2016 au nom de la « liberté d’entreprendre » aurait pour funeste conséquence la reconnaissance d’un droit à louer ou acheter le corps d’autrui. Dès lors, plus aucun verrou n’interdirait la gestation pour autrui (GPA), dont les défenseurs font entendre plus fortement leur voix à l’occasion de la prochaine révision des lois de bioéthique. Faire sauter cette digue serait un formidable cadeau à celles et ceux qui militent pour sa légalisation. D’autres dérives ne seraient d’ailleurs pas à exclure, comme le commerce d’organes ou toutes autres formes de trafics.
L’abrogation du volet répressif de la loi priverait aussi les pouvoirs publics de l’outil le plus efficace pour faire reculer un phénomène en pleine expansion : le « proxénétisme dit des cités ». La brigade de répression du proxénétisme et l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) font état d’une progression alarmante : le nombre de dossiers traités, qui concernent souvent des mineures, a doublé entre 2016 et 2017. Les jeunes délinquants de certains quartiers ont bien compris que le trafic d’être humains était à la fois le plus rentable et le plus facile à organiser. Les jeunes filles qu’ils ciblent, en rupture familiale et/ou scolaire, deviennent la proie de proxénètes qui n’en ont pas l’air. Elles sont aussi abusées par l’image anodine, voire « glamour », qu’elles ont de la prostitution. Ces mineures en danger n’ont pas conscience d’être victimes d’une nouvelle forme d’exploitation. Faire voler en éclats la loi de 2016, qui pose un cadre équilibré entre répression pénale et accompagnement social, est le plus sûr moyen de les conforter dans cette illusion et de s’interdire de les aider à envisager un autre avenir.
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70 ans après la loi dite Marthe Richard, le législateur a enfin inscrit dans notre droit le principe d’interdiction de l’achat d’actes sexuels. En reconnaissant la prostitution comme une exploitation et une violence, la loi du 13 avril 2016 a marqué une étape historique dans la lutte pour l’émancipation des femmes. N’en déplaise à ses détracteurs, cette loi constitue un véritable « cliquet civilisationnel » dans la lutte contre les stéréotypes, la prévention des violences sexistes et sexuelles, la promotion de l’égalité réelle.
La QPC déposée par les anti-abolitionnistes atteste que cet édifice est encore fragile. Toute remise en cause de cet équilibre porterait gravement atteinte aux progrès que la loi permet d’accomplir et aux valeurs qu’elle contribue à promouvoir. Ne prenons pas ce risque.
Tribune cosignée par la présidente de la délégation sénatoriale aux droits des femmes Annick Billon (Union Centriste, Vendée), par les sénatrices et sénateurs Maryvonne Blondin (Socialiste et Républicain, Finistère), Max Brisson (Les Républicains, Pyrénées-Atlantiques), Laurence Cohen (Communiste Républicain Citoyen et Écologiste, Val-de-Marne), Roland Courteau (Socialiste et Républicain, Aude) , Laure Darcos (Les Républicains, Essonne), Nicole Duranton (Les Républicains, Eure), Martine Filleul (Socialiste et Républicain, Nord), Joëlle Garriaud-Maylam (Les Républicains, Français établis hors de France), Loïc Hervé (Union Centriste, Haute-Savoie) , Françoise Laborde (Rassemblement Démocratique et Social Européen, Haute-Garonne), Claudine Lepage (Socialiste et Républicain, Français établis hors de France), Valérie Létard (Union Centriste, Nord), Marie-Pierre Monier (Socialiste et Républicain, Drôme), Noëlle Rauscent (La République en Marche, Yonne), Laurence Rossignol (Socialiste et Républicain, Oise), Dominique Vérien (Union Centriste, Yonne) et Michèle Vullien (Union Centriste, Rhône).