La revue du Trombinoscope
Minimisation de la pénibilité, sous-estimation des risques, maux à bas bruits, invisibilisation des cancers professionnels, tabou autour des pathologies menstruelles et de la ménopause… Nous avons été frappées, au cours de nos travaux sur la santé des femmes au travail au sein de la délégation aux droits des femmes du Sénat, par la récurrence des termes témoignant d'une méconnaissance voire d'un déni face aux atteintes à la santé des femmes dans le monde du travail.
Si les répercussions du travail sur la santé des femmes sont massives, elles sont encore largement méconnues : usure physique et psychique, troubles musculo-squelettiques, cancers. De même, les difficultés associées à la santé sexuelle et reproductive des femmes sont encore trop souvent ignorées dans le monde du travail.
Notre rapport, publié le 28 juin 2023, intitulé Santé des femmes au travail : des maux invisibles, veut ainsi contribuer à rendre visible « l'invisible qui fait mal ». Il interroge également le rôle assigné aux femmes dans l'emploi et l'impact de leurs conditions de travail, trop souvent dégradées dans certains secteurs, sur leur santé.
Le premier constat marquant que nous faisons est celui d'un déficit d'approche genrée. Si les statistiques sexuées sont de plus en plus nombreuses, elles demeurent encore incomplètes et faiblement exploitées. Or, sans connaître - et sans objectiver par des statistiques - les risques spécifiques auxquels les femmes sont davantage exposées que les hommes, il est impossible de concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques de santé au travail adaptées.
L'approche indifférenciée et donc « aveugle au genre », adoptée par les employeurs et l'ensemble des acteurs de la prévention, dans le domaine de la santé au travail, a conduit à se focaliser sur le travailleur masculin. Les postes de travail et les équipements - y compris les équipements de protection individuels - sont ainsi basés sur les références anthropométriques d'un « homme moyen ». Et ce, même dans des secteurs à prédominance féminine.
De même, les politiques publiques de prévention et de réparation des risques professionnels ont d'abord été pensées pour des risques liés aux métiers masculins.
Les employeurs, parfois même les actrices et acteurs de la prévention, expliquent leurs réticences à adopter une approche genrée par la crainte de discriminer les femmes. Nous souhaitons pourtant l'affirmer avec force : différencier n'est pas discriminer.
Et, parce que protéger la santé des femmes au travail ne doit pas se faire au détriment de leur accès à l'égalité professionnelle, nous rappelons que les mesures prises dans ce domaine améliorent non seulement la situation des femmes mais aussi celle des hommes.
Le deuxième constat que nous faisons est celui de l'invisibilisation des risques professionnels auxquels les femmes sont majoritairement et spécifiquement exposées.
C'est particulièrement le cas des troubles musculo-squelettiques (les TMS), des risques psycho-sociaux, de certains cancers professionnels mais aussi des violences sexistes et sexuelles au travail. Trois chiffres nous ont particulièrement marquées au cours de nos travaux : 60 % des personnes atteintes de TMS sont des femmes ; les signalements de souffrance psychique au travail sont trois fois plus nombreux chez les femmes ; 20% des femmes ont subi au moins un fait de violence dans le cadre du travail au cours de l'année écoulée.
Les différences d'exposition aux risques entre femmes et hommes s'expliquent par la persistance d'une ségrégation professionnelle. Quatre secteurs à prédominance féminine ont plus particulièrement retenu notre attention.
Tout d'abord, le secteur du care, composé à 80 % de femmes, majoritairement des infirmières, des aides-soignantes et des aides à domicile, particulièrement vulnérables aux TMS. Elles sont également soumises à des horaires atypiques et à du travail de nuit, dont les effets sur leur santé sont majeurs : une étude de l’Inserm montre que le risque de cancer du sein augmente de 26 % en cas de travail de nuit. Qui le sait ? Qui en parle ?
Le secteur du nettoyage est également composé à 80 % de femmes, exposées à une pénibilité physique importante, mais aussi, en moyenne, à sept agents cancérogènes présents au sein de produits d'entretien courants.
Les métiers dits de représentation, à savoir les mannequins et hôtesses d'accueil, sont quant à eux plus spécifiquement exposés aux risques psycho-sociaux, à la souffrance psychique et aux troubles de l'alimentation.
Enfin, dans le secteur de la grande distribution, caissières et employées de libre-service sont particulièrement concernées par les TMS. Ce secteur connaît des évolutions positives puisque le développement d'actions de prévention dans ce secteur, conjugué à la mise en place de caisses automatiques, a conduit à une baisse de la prévalence des TMS au cours des dernières années. Cela démontre que l'adoption de mesures de prévention adaptées est suivie d'effet.
Au-delà de ces constats, nous formulons des recommandations pour mieux prendre en compte la santé des femmes au travail.
Nous recommandons d'abord de chausser systématiquement les « lunettes du genre ».
Un des axes stratégiques du prochain Plan de santé au travail pour la période 2026-2030 devra être consacré à l'approche genrée de la santé au travail et à la conception de politiques de prévention spécifiquement dédiées aux femmes.
Si la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes a introduit le principe d'une évaluation sexuée des risques professionnels, elle n'est aujourd'hui pas suffisamment appliquée par les employeurs.
Ce sont tous les professionnels intervenant dans le champ de la santé au travail qui doivent être formés à ces enjeux féminins : professionnels de santé, médecins et inspecteurs du travail, préventeurs, DRH…
Penser la santé au travail au féminin c'est aussi développer et adapter la prévention des risques et maladies professionnels en tenant compte des conditions de travail des femmes, notamment dans les secteurs professionnels où elles sont le plus nombreuses.
Nous recommandons donc d'adopter une approche globale de la santé des femmes en élaborant une stratégie nationale pour la santé des femmes incluant un volet « santé au travail » et en affirmant le rôle pivot de la médecine du travail, dont les moyens doivent être renforcés, tout comme ceux de l'inspection du travail.
Il est également nécessaire de développer les mesures de prévention primaire et secondaire en direction des femmes notamment dans les secteurs à prédominance féminine. Enfin un volet de nos politiques publiques doit être dédié à l'amélioration de la reconnaissance des maladies professionnelles et de la pénibilité.
Nous considérons, pour finir, que le champ de la santé sexuelle et reproductive des femmes doit être davantage investi par les employeurs et les pouvoirs publics.
Nous formulons plusieurs recommandations de nature à mieux prendre en charge les pathologies menstruelles invalidantes au travail, dont, en premier lieu, l'endométriose, qui devrait être ajoutée à la liste des affections de longue durée exonérantes (ALD30).
Enfin, nous considérons que la ménopause constitue le dernier des tabous féminins, alors qu'elle concerne 14 millions de femmes dont une grande majorité en âge de travailler. La ménopause constitue un véritable enjeu d'égalité professionnelle. C'est pourquoi, nous proposons de mieux informer les employeurs, les employés et les professionnels de santé sur la symptomatologie de la ménopause, et de réfléchir à une adaptation des conditions de travail en conséquence.
Pour que cesse la souffrance silencieuse des femmes au travail et pour mettre enfin des mots sur leurs maux invisibles, nous appelons les pouvoirs publics, les employeurs et tous les acteurs et actrices de la prévention, à penser la santé au travail au féminin !